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Sophie Kovalevskaia

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La précurseresse

Le 10 février 1891, des articles publiés dans plusieurs journaux du monde annoncèrent la mort, à l’âge de 41 ans, de Sophie Kovalevskaia, mathématicienne russe. Les regrets et les louanges unanimes que suscita cette mort au sein des mathématiciens sont probablement les premiers qu’une consœur [1] ait pu provoquer. Destin extraordinaire que celui de cette scientifique à laquelle les femmes russes décidèrent , l’année de sa mort, d’ériger une statue.

Sophie Kovalevskaia est née Corvin-Krukowski le 15 janvier 1850 à Moscou. Quand Sophie veut expliquer son caractère passionné, ce n’est pas tellement à son père, général d’artillerie de l’armée du Tsar, ou à sa mère, Elisabeth Shubert, issue de la noblesse russe qu’elle fait référence mais à ses grands-pères maternel et paternel. Ce dernier, descendant en ligne directe de Mathias Corvin, roi de Hongrie, avait été déchu de son titre héréditaire après son mariage avec une bohémienne. Quant à son grand-père maternel, elle en garde le souvenir d’un savant austère, amateur d’astronomie, lui faisant « …les plus sérieux reproches de perdre indignement son temps » parce que, pendant certaines vacances de Pâques, elle a pu passer du temps à étudier des dissertations pourtant savantes.

Son intérêt aux mathématiques elle le devra à son oncle maternel, Piotr Vassilievitch Krukowski. A onze ans, son oncle, grand amateur de mathématiques, lui parle de quadrature du cercle et d’autres concepts. Dans ses Souvenirs d’enfance, elle dira : « Je ne pouvais naturellement pas encore saisir le sens de tous ces concepts, mais ils frappaient mon imagination et m’inspiraient pour les mathématiques une vénération, comme pour une science supérieure et mystérieuse qui ouvre à ses initiés un monde nouveau et merveilleux, inaccessible au commun des mortels ». Involontairement, son père contribuera à développer cet intérêt qu’il tentera plus tard d’étouffer sans succès. Voici comment : A cours de papier alors qu’il retapissait les murs de la chambre de Sophie, dans la grande maison de famille à Saint-Pétersbourg, le père utilisera les feuilles lithographiées du cours d’Ostrogradsky [2] sur le calcul différentiel et intégral. Elle reconnaîtra sur ces feuilles certains objets mathématiques dont son oncle lui avait parlé…

Mais durant son enfance à Saint-Pétersbourg, elle rêvera aussi de devenir poète. Elle tombera, à l’âge de treize ans, amoureuse de Dostoievski qui faisait partie du cercle social de sa famille et venait souvent rendre visite à sa sœur aînée (dont elle était d’ailleurs très jalouse !). Plus tard, à la publication de ses Souvenirs d’enfance, certains critiques littéraires russes et scandinaves déclareront qu’elle « avait égalé les meilleurs écrivains de la littérature russe, aussi bien dans la forme que dans le fond » [3]. Elle ne pourra pas terminer son premier roman Les sœurs Rajevski pendant la commune [4], sans doute imaginé après son voyage à Paris en 1871.

Que Sophie ait été particulièrement douée en mathématiques, son entourage immédiat s’en apercevra très tôt. En tant qu’élève du précepteur familial, elle fera ses premiers pas sérieux en mathématiques. Elle se passionnera tant qu’elle en négligera toutes les autres disciplines. Son père tentera bien de brider son ardeur en supprimant les leçons de mathématiques mais elle se procurera un livre d’algèbre qu’elle étudiera la nuit. Le professeur Tyrtov, un voisin physicien, s’apercevra que pour comprendre certaines formules de trigonométrie qu’elle avait trouvées dans le livre de physique qu’il avait publié, elle retrouvera toute seule le concept de sinus par la même méthode qui avait été utilisée historiquement pour l’introduire ! Il interviendra donc auprès de son père pour qu’elle soit encouragée à faire des études en mathématiques. Il faudra quelques années pour que celui-ci l’admette…

Les années 60 de ce XIXè siècle sont, en Russie, comme dans bien d’autres parties du monde, des années de contestation, d’effervescence politique, de luttes pour l’émancipation (en particulier des femmes) dont la littérature russe rend compte. A cette époque, il n’est pas imaginable pour une jeune fille qu’elle puisse vivre seule, loin de sa famille sans une autorisation écrite, ni même de faire des études supérieures. Aussi, avec sa sœur et une amie, elles mettront au point un « complot » qui leur permettra à toutes trois d’aller faire des études à l’étranger. L’idée est très simple : il suffit de trouver quelqu’un qui veuille bien épouser fictivement l’une d’entre elles. Ce sera Vladimir Kovalevski, un jeune étudiant en paléontologie qui acceptera de jouer le jeu à la condition d’épouser Sophie. Ce sera fait en septembre 1868 et, après avoir passé les premiers mois de leur « mariage » à Saint-Pétersbourg, ils s’installent à Heidelberg, en Allemagne où ils établiront une intimité intellectuelle. Ils y seront rejoints un peu plus tard par les autres membres du « complot ». Vladimir partira à Iéna puis à Munich et bien qu’il revînt souvent voir Sophie, il semble que Sophie ait souffert de son absence. Pourtant, ce mariage qui dura quinze ans, aura été, selon les biographes, source de chagrin et douleur, d’exaspération et de tension. Mme Dubreil-Jacotin [5] écrit : « Elle eut toujours, semble-t-il, une certaine prédilection pour les situations tendues ; c’était un être tourmenté ; elle avait besoin d’être encouragée, admirée. » et ajoute plus loin : « Il fallait qu’elle fût comprise, encouragée à chaque nouvelle idée qui naissait en elle … ».

Sophie découvrira que, en Allemagne non plus, les femmes ne pouvaient être admises à l’université ! Elle finira cependant par persuader les autorités administratives universitaires de lui permettre de suivre les cours en auditeur libre, à charge pour elle d’obtenir l’autorisation de chacun des professeurs.
Un de ses camarades d’études dira d’elle plus tard dans ses mémoires : « Ses capacités mathématiques peu communes attirèrent tout de suite l’attention de ses professeurs. Le professeur Konigsberger [6], l’éminent chimiste Kirchhoff, … et tous les autres professeurs étaient en extase devant cette étudiante douée et parlaient d’elle comme d’un phénomène extraordinaire ».

Sans doute sur les conseils de Konigsberger, Sophie va à Berlin en 1870 pour étudier avec Weierstrass [7]. Cette fois, elle ne pourra même pas avoir l’autorisation de suivre les cours malgré l’intervention appuyée de Weierstrass. Ce dernier lui donnera, quatre années durant, des cours privés. Il ne le regrettera pas. Sophie travaillera très dur sur l’œuvre de celui qu’elle considérera jusqu’à la fin de sa vie comme son maître. Au printemps de 1874, totalement épuisée par l’énorme quantité de travail qu’elle a fourni durant tout ce temps, elle achève sa thèse. Trois articles dont un, portant sur les équations aux dérivées partielles, sera publié en 1875 dans un journal de recherche de très haut niveau [8].

Ce brillant doctorat (obtenu à l’université de Gottingen), les lettres de recommandation dithyrambiques de Weierstrass, un mathématicien à l’époque très connu et influent, ne seront pas suffisants à Sophie pour obtenir un poste, tant en Allemagne qu’en Russie d’ailleurs. On lui proposera au mieux un travail consistant à enseigner le calcul dans des classes élémentaires d’une école de filles. Elle notera quelque part : « J’étais malheureusement faible en table de multiplication. »

Elle rentre en Russie avec son mari duquel elle devient enfin la femme ! Quatre ans durant, le couple s’amusera, ira de fête en fête, de lecture et écriture (pour Sophie) de romans à divers jeux… A Weierstrass qui tente de renouer le contact, Sophie ne daignera même pas envoyer une lettre. Elle rompt avec les mathématiques. Weierstrass essaiera de lui faire infirmer ce qu’il considère comme une méchante rumeur (la rupture de Sophie avec la recherche) mais elle reste sans réaction.

C’est durant cette période d’insouciance que Sophie perd son père. La naissance, en 1878, de sa fille, Foufie, mettra fin à cette espèce de déconnexion. Un autre événement y contribuera fortement. Son mari ruinera financièrement le ménage par des spéculations douteuses. Cette catastrophe financière entraînera une rupture douloureuse. Alors que Sophie reprend contact avec Weierstrass et, sans doute pour oublier tous ses déboires, se replonge passionnément dans son travail de recherche.

Elle décide de repartir à Berlin où Weierstrass lui propose des problèmes. L’année 1883 sera en même temps que terrible, un tournant dans sa vie. Elle apprend d’abord que son mari, Vladimir, qui avait continué à s’enfoncer dans des spéculations financières, se suicide. Ce fut un très gros choc. C’est le travail qui l’aidera à maîtriser ses tendances dépressives. Le travail et la chance. Cette même année, elle reçoit de la part de Gosta Mittag-Leffler [9], un ancien élève de Weierstrass, une offre d’un poste temporaire à l’université de Stockholm. Cinq ans plus tard, elle devient, après avoir largement prouvé sa grande maîtrise de cette discipline, permanente [10]. Il existait donc au moins un pays où la valeur « cache ce sexe que les traditions chastes ne pouvaient voir » !

Sa valeur, Sophie aura l’occasion de la prouver de façon spectaculaire. Elle présentera en 1888 un mémoire intitulé « Sur la rotation d’un corps solide autour d’un point fixe » en compétition au prix Bordin, concours lancé par l’académie française des sciences. Non seulement Sophie sortira vainqueur de ce concours mais, en plus, le jury, jugeant sa contribution exceptionnelle, décidera à l’unanimité d’augmenter le montant du prix de 3000 à 5000 francs ! Weierstrass lui écrira à la suite de cet exploit : « Je n’ai pas besoin de vous dire combien votre succès a réjoui mon cœur et celui de mes sœurs ainsi que tous vos amis ici. J’ai particulièrement éprouvé une vraie satisfaction ; des juges compétents ont maintenant prononcé leur verdict que mon élève fidèle, mon « faible », n’est pas une frivole marionnette. » [11]. Pour Sophie, c’est le triomphe à Paris. Sans doute cela a-t-il facilité la tâche de Mittag-Leffler pour lui obtenir un poste définitif dans son université. Elle gagnera, en 1889, un prix de l’académie suédoise des sciences pour des travaux sur le même thème. La même année, à l’initiative de Chebyshev [12], elle sera élue membre correspondante de l’académie impériale des sciences de Russie, après que les règles d’admission dans cette illustre institution aient été changées de façon à permettre l’élection d’une femme ! [13]

Pourtant, durant cette même période, Sophie aura connu bien d’autres bouleversements. Elle apprendra d’abord la mort de sa sœur, dont elle était si proche, juste avant de finir son mémoire. D’autre part, un autre homme entrera dans sa vie. A la faveur d’une série de conférences qu’il était venu donner à Stockholm, elle fait la connaissance de Maxim Kovalevski avec lequel elle aura une liaison forte et, en même temps, tourmentée et violente. Un des sujets de discorde est que cet homme demande à Sophie d’abandonner son poste pour le rejoindre à Paris où il travaille. Elle refusera violemment mais elle ira cependant le rejoindre à Paris et demeurera avec lui durant plusieurs mois. Elle écrira à Mme Leffler qu’elle ne peut pas se passer de lui. En même temps, elle se révélera complètement déchirée par les disputes incessantes, les multiples ruptures suivies de réconciliations.

En 1891, de retour d’une de ses multiples visites à Maxim Kovalevski, elle succombera à un bref accès d’influenza compliqué par une pneumonie. Au sommet de sa gloire…

Vu de ce début du XXIè siècle, il n’est pas très surprenant que le premier pays à attribuer un poste permanent à une mathématicienne soit la Suède. Il faudra sans doute tenter de comprendre pourquoi aucune française n’est recensée parmi les mathématiciennes du XIXè siècle. Comprendre cela c’est aussi comprendre pourquoi il aura fallu attendre 1979 pour voir enfin une femme [14] élue à l’académie française des sciences. Cela éclairera peut-être aussi pourquoi si peu de femmes occupent des postes de professeurs (le pourcentage est un peu meilleur en maître de conférences…) de mathématiques dans les universités françaises [15].

Farid AMMAR KHODJA
Université et UFM de Franche-Comté
fammarkh univ-fcomte.fr

Quelques indications bibliographiques

En plus des ouvrages cités en notes de bas de page, je voudrais d’abord indiquer deux sites sur internet sur lesquels j’ai puisé beaucoup d’éléments biographiques :

Je voudrais également signaler les livres qui, malheureusement pour le premier d’entre eux, semble difficile à trouver au moment où j’écris :

  • Sonia Kovalevskaïa, 1850-1891, par Sonia Kovalevskaïa, Anne-Charlotte Leffler, et Jacqueline Détraz. Belin 1999.
  • Kovalevskaïa. L’aventure d’une mathématicienne. Par Jacqueline Detraz. Belin 1999.
  • Sophie Kovalevskaïa, Une nihiliste, traduit du russe par Michel Niqueux, Paris, Éditions Phebus, 2004.

[1Féminin de précurseur, disparu en 1504. Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Sous la direction de A. Rey, 1993

[2Mikhail Vasilevich Ostrogradsky (1801-1862), mathématicien-physicien né en Ukraine et qui étudia notamment à Paris de 1822 à 1827

[3Cité par Marie-Louise Dubreil-Jacotin dans « Les grands courants de la pensée mathématiques », présenté par F. Le Lionnais, Cahiers du Sud (1948).

[4Il sera publié à titre posthume en 1895.

[5Op. déjà cité.

[6Un ancien étudiant du grand mathématicien allemand Weierstrass sur lequel nous reviendrons plus loin.

[7Karl Theodor Wilhelm Weierstrass (1815-1897) est considéré comme l’un des plus brillants mathématiciens de sa génération. Quand Sophie vient le voir, il est à l’apogée de sa « gloire ».

[8Crelle’s Journal. Il était exceptionnel que le travail d’un mathématicien inconnu soit publié par ce journal.

[9Magnus Gösta Mittag-Leffler (1846-1927) Mathématicien suédois, élève de Weierstrass. Une légende veut que le prix Nobel de mathématiques n’existe pas à cause d’une liaison que Mittag-Leffler aurait eue avec la femme de Nobel…

[10Depuis Maria G. Agnesi, elle est sans doute la première mathématicienne à avoir un poste permanent dans une université européenne.

[11Cité dans l’article de Mme Dubreil-Jacotin, op. déjà cité.

[12Pafnuty Lvovich Chebyshev (1821-1894) Mathématicien russe qui a été associé étranger de l’Institut de France ;

[13Le gouvernement du Tsar n’aura cependant jamais daigné répondre favorablement à ses multiples demandes d’un poste à l’université.

[14Il s’agit de Mme Yvonne Choquet-Bruhat, née en 1923, mathématicienne. Elle a été professeur à l’université de Reims puis à l’université Pierre et Marie Curie. Elle a également été élue en 1985 à l’académie américaine des arts et des sciences.

[15Il semble que la France soit en meilleure position que beaucoup de pays européen. Voir à ce propos le rapport de « Les enseignants-chercheurs à l’université. La place des femmes », rapport à Francine DEMICHEL, de Noria BOUKHOBZA, Huguette DELAVAULT, Claudine HERMANN et avec la participation de Françoise CYROT-LACKMANN, disponible sur : www.education.gouv.fr/syst/egalite/default.htm